Le Blog Rosamia
Giuseppe Mignanelli et sa Sfera Perfetta
Par Rosamia
Le menuisier et l’ébéniste sont sans doute parmi les métiers les plus anciens. Ce sont des artisans puisqu’ils travaillent sur des créations et des réparations de travaux d’usage courant en bois. Et parfois, certains deviennent des artistes, parce qu’ils ont la capacité à créer des chefs-d’œuvre simplement pour le plaisir et l’esthétique et pour véhiculer un message. Autrefois, le "métier" était presque toujours transmis de père en fils. Giuseppe Mignanelli incarne parfaitement ces anciennes traditions.
C’est à l’âge de 11 ans, au début des années 1950, qu’il rejoint son père, Alfredo, en tant qu’apprenti et qu’il hérite ensuite de son atelier et ses secrets, de la « bottega », des outils et de la clientèle.
Au fil des années, le jeune Giuseppe développe d’excellentes aptitudes à la technique du bois ainsi qu’une inclinaison vers la sculpture. Il n’a depuis, jamais cessé de créer.
Parmi ses œuvres les plus importantes, citons sa Sfera Mignanelli, représentation la plus pure de l’ART-isanat. Elle est née il y a environ 30 ans, d’une « incazzatura » comme il le dit si bien. Traduisons ce mot ainsi : contrariété.
Je me souviens que pendant très longtemps, tous les étés pendant 3 mois, avait lieu dans notre village la Mostra del’Artigianato à laquelle Peppino participait. C’était notre école élémentaire qui accueillait les meilleurs artisans locaux qui exposaient et vendaient leurs œuvres. C’était l’occasion pour toutes les générations de déambuler dans une grande galerie, de découvrir des objets singuliers et d’éveiller notre curiosité. Cervaro était ainsi le centre culturel de la région, où les métiers de l’homme étaient préservés et valorisés. Puis, il y a donc 30 ans, la municipalité décidait de mettre un terme à ce rendez-vous incontournable.
C’est d’abord l’incompréhension, puisque cette décision pouvait être considérée comme l’abandon de l’artisanat et ses objets précieux en faveur d’une mise en valeur des grandes chaînes ou autres productions industrielles.
L’incompréhension laisse rapidement place à un souhait de manifester son désaccord grâce à la création. C’est de ce sentiment que vient la Sfera. C’est de ce besoin ardent de continuer à faire vivre l’artisanat que Peppino cherche dans le passé une source d’inspiration. Il la trouve à la Renaissance, auprès du grand Giotto et de son Compasso d’Oro, son O parfait. Peppino se lance ainsi un défi : créer une sphère en bois aux mesures parfaites uniquement à la main.
Et c'est une prouesse technique suprenante. À l’aide d’un burin, d'une râpe, d'une scie à métaux et de papier de verre, Peppino donne vie en une heure à une sphère d’un diamètre de 7 cm, avec une marge d’erreur maximale d’un millimètre, sans jamais mesurer ou vérifier ses dimensions. La réalisation de la sphère part d'un rectangle qu’il confectionne en amont en mixant une variété de bois de différentes couleurs, afin de donner un caractère tout à fait singulier à chaque pièce.
Il y sculpte un point qui sera son « zenith », l’axe central de tous les côtés de la sphère.
Il trace ensuite à main levée « le compas de Giotto » qui sert de guide à la sculpture. Une fois cette phase réalisée, il détache la sphère de sa base. Il la scrute, la touche, puis la peaufine en la limant, pour qu’elle soit lisse et parfaitement équilibrée.
Après une heure, il la pose avec 2 autres sphères préalablement réalisées, pour la faire tourner et constater, comme par magie, qu’un seul millimètre, si ce n’est moins, différencie les 3 objets. Je l’ai vu réaliser une sphère. Il est comme envouté par sa création, il consacre une énergie incroyable, pour un résultat quasiment impossible à reproduire. Et pourtant... en trente ans, Giuseppe a créé et sculpté près de 600 sphères avec la même méthodologie et des couleurs différentes.
Des sphères qui ont déjà été utilisées comme boules de billard tant elles sont parfaites.
Loin de souhaiter arrêter, il lance un appel à qui voudra bien le défier, en public pour réaliser la même sphère. Autant vous dire que je serais ravie d’assister à un tel événement, qui s’annoncerait haut en couleurs ! Qui sait, quelqu’un aurait-il l’audace d’affronter le maître ? C’est en tout état de cause l’un de ses rêves.
La Sfera Perfetta n’est donc pas simplement un objet en bois. C’est un manifeste pour redonner toutes ses lettres de noblesse à l’artisanat et à la puissance de l’œuvre de l’homme en harmonie avec la nature.
Ces 600 exemplaires sont uniques. Comme l’ensemble des ses œuvres pour lesquelles il a toujours eu le goût pour le défi et une ténacité, nourris par sa passion. Il a notamment créé les doubles anneaux, sculptés comme les maillons d’une chaîne. A partir d’une unique pièce de différents bois contrecollés, il donne vie en les sculptant à deux cercles parfaits, mobiles et entremêlés l’un à l’autre. Un professeur de physique de l'Ohio, les voyant, lui dit d’ailleurs : "Tu as donné vie à la matière morte."
Peppino a été très productif car toujours animé par cette vocation et cet amour pour le bois. D’une générosité rare, il a fait don de nombreuses pièces.
Parmi celles-ci, c’est un clin d’œil à la France que je souhaite évoquer. En 1988, il est reçu à l’Elysée, pour faire don d’une sculpture au Président de la République de l’époque, François Mitterand. Celle-ci, représentation stylisée des outils de l’ébéniste, est conservée encore aujourd’hui au musée du Septennat.
« Madame, je vous confirme que nous avons bien ce remarquable travail d'ébénisterie digne d'une œuvre de maîtrise d'un compagnon du tour de France dans nos collections de Château-Chinon. (…) de lui rappeler (à Giuseppe Mignanelli ndlr) que le Président François Mitterrand n'aimait rien de mieux qu'une réalisation artisanale faite avec le cœur, ce qui est le cas. ».
Extrait d’un échange avec le conservateur du Musée – sept. 2021
Quant aux sphères, il ne souhaite pas les vendre. Il les produit comme pour combler le manque créé par les autres. Il en offre parfois. J’ai eu beaucoup de chance, j’ai la mienne. Il l’a faite devant moi, en 56 minutes et 21 secondes (il m'avait demandé de le chronométrer). Je peux ainsi témoigner de sa performance exceptionnelle. Puis il m’en a fait don. Un don qui porte le numéro 573 et que je chéris.
Tel un artiste, Giuseppe Mignanelli rêve toujours. Parmi tous ses rêves, quel est le plus cher ? "Laisser une trace, un signe, pour mes petits-enfants" dit-il. Je crois pouvoir dire qu’il est déjà réalisé, car il laisse une emprunte dans le cœur de toutes les personnes qui croisent son chemin. J’espère qu’il en laissera une aussi dans le vôtre.
Grazie Peppino. Sei grande ♥.
Je vous invite à visionner la vidéo d’une interview de Peppino réalisée en 2018. N’hésitez pas à la liker, cela lui fera grand plaisir !